En voyant
ces tableaux et en les plaçant à ma façon, je vois une belle histoire. La
fileuse devant le monolithe immobile, file la vie de ce petit être dans les
bras de sa maman. Elle imagine son bébé tendrement enlacé qui sera, une fois
adulte, un rude pêcheur. Harassé par sa nuit en mer houleuse et la pêche qui,
en plus, ne fut pas bonne, il faudra réparer le filet qui est déchiré. Sa
petite pêche est déjà sur le marché. Les femmes devant les étals se
communiquent les dernières nouvelles. Tout va bien chez vous ? Mon pêcheur
de mari n’a pas de chance : la pêche est mauvaise et le mousse s’est
blessé. Surprise ! Tout cela n’était que le rêve d’une paysanne. Elle
voulait se reposer après une dure journée aux champs. Au milieu des gerbes de
blé et des meules de foin, a surgi dans son rêve un souvenir d’enfance. À
l’école, elle avait lu une histoire qui parlait du rude métier des
marins-pêcheurs. Elle l’a mélangée avec un reste de légendes que lui racontait
sa grand-mère.
Que fait-on dans nos rêves ? Des voyages impossibles, des
rencontres insolites qui éclatent au réveil comme des bulles de savon.
Voilà
tout ce que j’ai vu, moi, devant les œuvres de cet artiste.
Colette
Sous le
ciel alourdi par la nuit qui s’agrippe, répandant d’un geste large mais lent,
la brume du matin, des formes sombres et bossues se profilent déjà depuis
l’extrémité de la place et jusque dans la rue qui surplombe son balcon.
L’artiste est là, le carnet à la main, prêt à croquer dès les premiers rayons
du soleil, ces paysannes lourdement chargées, s’installant à même le sol, pour
une matinée de marché. Dans la pénombre qui s’évanouit peu à peu, elles
déroulent la toile qu’elle porte sur leur dos enveloppant leur fardeau et
déchargeant de gros sacs de jute qu’elles entrouvrent. Puis elles
s’accroupissent à côté de leur trésor ou s’assoient en tailleur dans l’attente
du soleil qui fera venir le client.
Certaines
ont de plus, leur dernier-né emmailloté dans la grande bande de tissu colorée,
nouée à leur cou. Elles le portent dans le dos ou parfois sur le ventre quand
les sacs sont trop gros. Là, dans le
coin, voilà une mère qui s’est accroupie, son nourrisson serré dans les bras.
Cherche-t-elle l’ombre pour le protéger ? Sans doute ! L’artiste aux
aguets, l’a remarquée et la croque. Quelques traits, quelques couleurs !
Le noir d’ébène de leurs cheveux rehaussera le rouge d’une partie de la
couverture qui entoure l’enfant et celui du vêtement de sa mère. Une légère
ligne jaune orangée le long du bras l’intensifiera, accentuant l’impression de
tendresse. Maintenant, elle et son enfant se sont assoupis comme pour toutes
ces paysannes, la route a été longue et le trajet harassant, un petit somme
leur fait du bien.
Tout
près, à ses côtés, une autre femme dort. Et dans le ciel qui brusquement se
déchire pour laisser apparaitre l’astre étincelant, la paysanne rêve, rêve à
ses champs là-haut dans la montagne. La pluie tombera-t-elle suffisamment pour
faire croître son blé et gonfler les épis du maïs ? Le soleil
saura–t-il, dieu vénéré, lui prodiguer une récolte optimale ? Cette terre,
elle l’aime comme elle aime son enfant qu’elle croit tenir enserré dans ses
bras, caché dans la toile. Telle la graine dans le sol souvent si aride,
cette terre produira-t-elle suffisamment pour le nourrir ? Et dans la clarté du soleil qui maintenant
illumine son beau visage et rosit ses vêtements, l’artiste est là esquissant
les formes à grands traits. Devant cette femme assoupie aux traits paisibles et
à la bouche légèrement entrouverte, laissant passer le souffle de la vie, il devine ses
pensées et son crayon glisse sur le
papier, donnant forme à son rêve. Puis, dans son atelier, sur la toile déjà
préparée, il poursuit son propre songe, la transformant en symbole de tout un
peuple.
Sur le
mur, celle de la veille sèche en attendant une dernière couche de vernis. Il
est allé, là-haut dans la montagne, sur le plateau andin et de Matucana, il a
rapporté toute une provision de sujets comme cette fileuse assise aux abords du
village. La lumière du soleil levant enveloppe le paysage d’une chape dorée. Le
ciel encore rouge éclabousse de sa splendeur une partie du visage de la jeune
femme et son ample jupe, les teintant d’un orange intense. Le regard fixé sur
le lointain, surveillant les troupeaux, la bergère file, file de ses doigts
habiles, la laine blanche de ses alpagas. Ses yeux grands ouverts semblent
vouloir vous dire : « admirez mon ouvrage ! ». A côté, l’artiste travaille à sa nouvelle
œuvre.
Cet
après-midi, quand la chaleur commencera à baisser, il s’en ira jusqu’à la plage
de la Herradura pour s’y délasser un
moment. Sur son chemin, il croise la petite cabane au toit de lattes, plantée
comme un guetteur sur le bord de la crique. Une odeur bien reconnaissable
s’en
dégage. Au-dessus de l’étal ouvert, accrochés sur un fil, que de poissons
aux noms étranges : tramboyo, lorna, lisa, chita corvina ou cojinova
ou bien encore pejerrey ! Déjà l’artiste a sorti son carnet et croque la
lumière qui s’immisce à travers les planches, les colorant par endroits de brun
ou de jaune. La poissonnière est là, cachée dans l’ombre comme couverte d’une
lumière bleutée. Un client s’approche. Elle tend le cou. Demande-t-il un morceau de bonite pour cuisiner un
ceviche, plat typique à base de poisson cru ? Sans doute ! La
poissonnière en place un tout frais sur l’étal et sort de dessous la bâche, le
grand couteau à la lame déjà rougie que la
réverbération du soleil, avive. Deux, trois croquis à l’emporte- pièce,
et l’artiste s’éloigne.
Il
descend à travers les roches et le voilà sur la plage. Il sait qu’il va y
retrouver près de l’anfractuosité, son ami le pêcheur. Oui, il est bien
là ! Rentré de la mer après une rude nuit de labeur, il est parti au port,
vendre le produit de sa pêche. Et puis, dans le soleil encore chaud de cette
fin d’après-midi, il est revenu vers sa barque qu’il a tirée hors de l’eau. Il
s’est assis sur le rebord et courbé, il examine avec attention, son filet. Il
ne faudrait pas qu’une maille coupée vienne à l’endommager ! Il faudrait
tout de suite le raccommoder !
L’artiste est là, tout près, et saisit cet instant magique où le soleil
fait briller le sable, la barque et les vêtements, enveloppant le tout dans des
vibrations de jaune et de rouge que les taches d’ombre terre de sienne ou bleu,
exaltent. Quelques mots à son ami, un
plongeon dans la mer, et le voilà de retour à l’atelier.
Un coup
d’œil à sa toile, il inspecte son œuvre déjà bien commencée. Il saisit son
pinceau, le trempe dans une couleur, donne quelques légères touches à moins qu’il
ne les pose délicatement au couteau. Il pense déjà à demain où il continuera
son travail. Il s’assoit et son esprit vagabonde. Instinctivement, il prend son
crayon, se met à dessiner des formes géométriques qui s’entrecroisent et se
mêlent et d’où sortira peut-être l’ébauche d’un nouveau tableau : un autre
monolithe où dans la pierre se gravent les symboles de tout un
peuple. Des
formes hiératiques surgissent, des becs de coqs ou plus sûrement de condor
comme de grandes oreilles autour d’un visage large, arrondi, symbole de
puissance, au front orné d’un disque solaire. Les yeux agrandis et la bouche
rectangulaire quadrillée par les dents, rappellent le dieu jaguar de la
civilisation Chavìn, tout comme ses bras en forme de serpents. Alors, il prendra peut-être son livre de
chevet, le manuel de l’archéologie péruvienne et se plongera dans la lecture
des civilisations anciennes. Moche, Chavìn, Wari, Tiahuanaco, Nazca, leurs
monolithes et leurs pierres gravées de mille signes plus ou moins mystérieux
l’emmènera à son tour au pays des songes.
Marie-Thérèse
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