dimanche 20 octobre 2013

SOUS L'ABRIBUS

Sous l'abribus, on y est seul ou en nombre, on se parle ou pas. Toujours, dans ce lieu en apparence banal, il se passe quelque chose.

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 « L’arrêt de bus, s’il vous plait ! » demande une touriste, de passage dans ce quartier. « Vous le trouverez là-bas, au coin,  continuez tout droit, tout au bout de la rue », lui répond le cafetier, debout devant sa terrasse. La route est sinueuse et juste au croisement, le trottoir se rétrécit pour laisser place, de ce côté-ci, à un débordement de jardin fermé. Sa clôture grillagée permet de voir, en toutes saisons, une abondance de fleurs variées. Sur son autre côté, un muret de pierres crépi à la chaux, d’environ un mètre de hauteur, s’appuie sur un immeuble d’un blanc éclatant. Devant lui, le trottoir s’élargit formant comme une petite place avec son tamaris planté là, tout seul. En s’en approchant, apparait, enfoncé dans un coin, l’abribus ! On pourrait presque passer sans le voir. Il n’est pas un de ces modernes passe-partout, en verre et en métal mais un abribus, demi-circulaire, conçu dans la pierre lors de la construction de l’édifice. C’est comme une grande niche, toute blanche à l’intérieur et bien abritée du vent. Un banc en bois de couleur brun-clair, adossé au mur, donne chaleur à cet endroit. Les jours gris, il reste dans la demi-obscurité mais  il s’illumine dès que vient la bonne saison. Aussi est-il rarement délaissé. De plus, chaque jour, dès que le soleil brille, deux personnes âgées viennent s’y asseoir. Elles arrivent à heure fixe, toujours au début de l’après-midi, l’une, par le boulevard de l’Atlantique, grande et mince, élégante et discrètement maquillée,  l’autre, par la rue des Semis, de taille moyenne, un peu plus ronde, vêtue de sa blouse-tablier au tissu fleuri. S’appellent-elles avant de venir ? Je n’en suis pas sûre. Selon un rituel bien établi, elles se saluent brièvement et s’assoient côte à côte, toujours à la même place, regardant l’immensité de cette grande conche qui s’ouvre devant elles car l’attrait de cet abribus est de pouvoir contempler la mer, à l’abri du vent. Elles ne se parlent pas, leurs yeux tournés vers le rivage. Quelques rares passants arrivent, attendent le passage du bus. Elles sont là perdues dans leurs pensées et personne n’ose les interrompre malgré le silence.
Au contraire, souvent, ils font attention, en se poussant légèrement sur le côté du mur, à ne pas leur cacher la vue de la baie. Le bus arrive. Les voyageurs montent. D’autres, éventuellement descendent. Ici, c’est l’arrêt du « Paradou ». La foule ne s’y presse pas comme en ville. Les estivants ne l’empruntent guère sur ce tronçon. La plage est là, à portée de main et tout au long de la journée, défilent les familles : les jeunes enfants portant leurs pelles et leur seau, les plus grands, leur planche, leur bouée en forme d’animal ou d’oiseau voire leur matelas pneumatique. Nos deux vieilles dames sont là, assises, se chauffant au soleil et regardant la mer. Voient-elles seulement les passants qui déambulent joyeusement devant elles, se bousculant, pressés de traverser la rue pour s’étendre sur  les rochers ou le sable fin ? Sans doute, mais aucun commentaire ne semble les effleurer et encore moins être prononcé. Parfois tels des automates, un sourire simultané se dessine sur leurs lèvres à la vue d’un jeune enfant, à la démarche encore incertaine. A qui pensent-elles à ce  moment-là ? A leurs enfants, petits-enfants ? Qu’évoque cette vision pour elles ? Elles ne le diront pas. Plus tard, quand les rayons du soleil ne dardent plus dans leur direction, la plus grande prononce les mots fatidiques : «il se fait tard ! », en écho, la seconde répond : «il est temps de rentrer ! ». Toutes deux se lèvent. Après un signe de tête, chacune repart dans sa direction.
Cela dura des années. Un été,  la première vint mais la seconde n’apparut point. Pourtant le soleil brillait de tout son éclat. Etait-elle malade ou partie vers d’autres cieux ? Je ne sais. Et sans doute la première l’ignorait-elle également. Elle persista quelques jours, puis disparut à son tour. La présence de sa voisine lui manquait-elle ? Je l’ignore. Que sont-elles devenues ?
L’image de leur fidélité,  gravée là dans le bois du banc de l’abribus, me revient à la mémoire.  Et si je passe devant, il me parait vide même si enfants et adultes s’y assoient quelques instants, seulement pour se reposer ou attendre le bus!

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Se retrouver face à une affiche "très tendance" dans un abribus représentant une jeune femme dans son plus simple appareil, en ce début de soirée relativement fraiche de printemps, pourrait interroger plus d'une utilisatrice des transports en commun...
D'autant plus que la nymphette choisie sur casting propose ses charmes à tous les yeux venant se poser sur le grain éclatant de sa peau comme doré à la feuille d'or ! Etrange Impression de voir un ange, ou une autre  apparition divine auréolé d’un rayonnement surnaturel... Et pour cause, elle représente "l'Or" de Christian Dior...ou plutôt : "j'adore" !
Et alors ? Ai-je envie de dire aux passants qui nous jettent un coup d’œil que je pressens : compatissant !  - « Je vous présente Vénus ! « Je dirais même que vous assistez à une première ! Pouvoir Jouir gratuitement de ce spectacle  sans pareil et admirer les courbes graciles et gracieuses de cette: « Naissance de Vénus », célèbre tableau de Botticelli venue spécialement vous éblouir de sa beauté transcendante au cœur de votre petite bourgade proche de Paris. Saluer donc, cet effort, O simples citoyens et usagers des bus Parisiens. On vous fait un immense privilège !
Mais personne n’écoute mon monologue mentalement inaudible. Chacun s’enferme dans sa bulle de solitude, d’indifférence et d’individualité. Ces quelques citadins-banlieusards  poursuivent leur course qui durant tout leur parcours de vie  qui les mènera vers ce grand-Paris aux enceintes fictives et  peut-être vouées aux oubliettes !? S’accorde-t-il à trouver la culture antique  remixée à la mode contemporaine, quelque peu surprenante et insolite ? Même gratuite, en de tels lieux, le temps, unité récurrente de mesure menant leur vie à grands pas vers des activités plus matérialistes, restructurantes et au combien plus attrayantes  les accapare à part entière. C’est donc cette notion de temps qui rythmera la vie de ces citadins pressés et fera palpiter leur cœur aussi longtemps que leurs jambes les mèneront au pas de course vers ce grand Paris qui s’agrandit.
J’ai soudainement envie de leur crier :
- "Circulez il n'y a rien à voir !" Quand je les vois ainsi, nous  détailler du regard : Vénus et moi ! Puis Je les suis aussi du regard en les voyant s’éloigner rapidement. Je me relativise et mes yeux sont attirés ailleurs. Dans l’abribus d’en face, nous nous regardons en chien de faïence au dessus et en dessous de nos lunettes qui chaussent nos nez respectifs ! Nos regards embués et embrumés de myopes n’ayant pas renouvelés leurs verres depuis longtemps, s’efforceraient-ils de décrypter  ce qui pourrait bien se passer dans la boite crânienne de l’autre ?
Nous prenons la même ligne de bus, mais dans le sens contraire et je sens que nous ne sommes pas sur les mêmes longueurs d’ondes. Nous n’avons pas trouvé de pont-levis : cette passerelle commune nous permettant d’aller l’un vers l’autre et de communiquer  naturellement, en utilisant simplement notre voix, sans avoir recours aux ondes et au net. Il y aurait comme un manque de déclic, une certaine appréhension ou encore des aprioris…un froid peut-être ? Comme celui que j’ai pu ressentir quand je me trouvais dans l’enceinte du château de Vincennes au-dessus de ses fossés vidés de leur eau qui jadis le protégeait des indésirables : des éventuels  envahisseurs. Pourrait-on considérer que les voyageurs d’en face pourraient envahir mon espace vital ? Pourquoi, j’éprouve autant de difficultés et certes  quelques réticences  à faire le premier pas vers l’inconnu ? Peur de la ou des différences ? Appréhension et peur d’être rejetée ? Et pourtant ce jour-là, cette avenue au trafic habituellement important, se révèle insolitement calme et beaucoup moins fréquentée  à cette heure. Mes oreilles ne sont plus habituées. Et mes habitudes en sont chamboulées !
Alors enfermée dans mon monologue, dégoutée et déroutée, je me jette à corps perdu dans la contemplation de « ma Vénus » et dans mon autocritique en utilisant l’effet comparatif ! Mais quel contraste entre ce teint merveilleusement ensoleillé et le mien : couleur papier-mâché. Quand j’essaye de deviner la couleur véritable de ses yeux, ils me semblent d’un bleu-nuit  à travers les paillettes brillantes de ces paupières brillant de mille feux ! Mais  mes paupières lourdes et cernées de toutes ces nuits blanches de pleine lune se ferment et m’empêche de continuer de gouter à ce spectacle en trois D...! Seule la déesse dorée, continue de resplendir.
Mais qui fait de l'ombre à l'autre ? Qui s'approprie ainsi toute la place au soleil, et capte les rares rayons de l'astre capricieux, qui nous distille sa chaleur avec tant de parcimonie ?
J'ai cette impression désagréable d'être spoliée de sa lumière et de sa clarté !
 Mais malgré ma fatigue, mes yeux restent scotchés sur ses mains à la french-manucure cachant ses petits seins, comme des mandarines, qu'un rien de tissu habillerait. Mais, que dissimules-tu, Déesse de la beauté en tes seins si menus, de tes doigts fins aux regards indiscrets ? Cette fiole de ce nectar d’or si fluide et si pur…Que veux exprimer ce regard ingénu et enfantin,  à qui on donnerait le bon dieu et ses Saints !? Tu n’es que grâce et délicatesse, telle Esméralda aux côtés de Quasimodo, je reste ainsi, prostrée et recroquevillée de froid dans un coin de cette abri qui me protège de presque tout sauf du ridicule. J'en suis profondément indisposée. Alors, je me reprends et je combats cette langueur qui m'envahie, je m’insurge et j'expulse ce trop de rancœur d’un geste de la main las, en proie à un profond désarroi !
. - "Qu'est-ce que je m'affiche, à coté de cette reine de beauté sophistiquée, complètement fabriquée, moi commun des mortelle forte de ma singularité : mon excès de sobriété ! Je suis ici dans l'anonymat le plus complet, même si paraît-il je suis connue comme le loup blanc dans ce coin de banlieue où je réside depuis de nombreuses années ! Pour l'heure, je passerais bien, incognito, derrière l'affiche ! Oui, justement ! Mais j’y découvre, une autre jeune femme sur papier glacé sous sa protection de plexi-glace fissurée. Elle sourit béatement en clignant de ses extensions ciliaires...Est-ce pour moi ? Chercherait-elle un éventuel prétendant ? Elle apparaît apprêtée, maquillée, pomponnée, et semble sortir de sa salle de bain. De sa bouche en cœur aux lèvres pulpeuses et brillantes recouverte d’un gloss pinckie, je perçois l'éclat de ses petites quenottes de porcelaine. J'ai vraiment l'impression qu'elle désire me dire quelque chose...Je m'approche :
-" Madame ! Madame ? Vous ne savez vous pas où se trouve "le transformateur" ?"
Et à ce jour, j’en rie encore en catimini, d’un rire bon enfant ! Elle a transformée ma fin de soirée en vrai bonheur ! Par ondes bénéfiques, la bonne humeur générée par ce questionnement innocent a remplacé cette morosité ambiante qui tentait de m’étouffer ! Véritable performance ! Heureusement, elle ne semble pas s’apercevoir de mon hilarité…Fidèle à cette apparence qu’elle a tant soigné,  attendant peut-être une réponse, d'un battement de ses faux-cils et  d’un geste machinal, elle jette sa mèche lissée au brushing brésilien en arrière. Elle me fait profiter des effluves sucrées de son parfum à la flagrance "mortelle, trop top". C'est la toute dernière trouvaille olfactive d'un grand "nez" parfumier ! « Tout le monde le veut ! » Dans les milieux de la mode "hyper branchés,  on se l'arrache et le fait de lui avoir donné le nom d’une super star de show-biz augmente sa valeur marchande et son succès auprès de la gente féminine. Il faut faire "Style Rihanna!". Sensualité et surtout société de consommation oblige !! Mais tout le monde apparemment ne peut pas se comparer à Rihanna! Notre copie-conforme  copié-collé jet-set se prépare pour sortir dans un endroit "high-tech », elle est vraiment explosive dans sa petite robe noire sexy très près du corps, montée sur des talons-aiguilles d'une hauteur phénoménale...
Au point que je croise certains regards masculins s’attardant sur ses lèvres et ses hanches pulpeuses et je traduis cet éclair dans leurs yeux qui pourrait dire que : « C’est de la bombe » ! Physiquement, la Lolita, occupe maintenant toute l'affiche : comme surdimensionnée!
De l'autre coté de la rue, quelques regards vides et pressés se tournent vers nous, sans franchement nous capter. Je ne me sens même plus concernée et je ne leur accorde plus aucun crédit ! Pour moi, ce n’est qu’un top-modèle de plus pour « faire l’affiche » et représenter  la mode contemporaine et être dans la moove.  Ces êtres de papier « retouchés » représentent pour moi  la beauté de la jeunesse éphémère. L'esthétique actuelle  manquerait-elle à ce point  de naturel et d’originalité au point de devoir toujours reprendre les critères de mode des années « Marylin » ? Eternels remakes relookées au gout du jour !
Je m’assoie donc sur ce petit banc riquiqui, à essayer de loger correctement mon fessier sur le plastique qui fut un jour jaune coquille d'œuf, mais qui aujourd'hui tourne plutôt au beige-brunâtre ! S'il devait me raconter sa vie, il pourrait me décrire des générations d'arrière-train qui ont écrasé ses alvéoles depuis son arrivée en ces lieux !? Je n'aurais plus le temps de me morfondre là, toute seule ou presque entre mes deux copines "bling-bling" du moment ! Dans cet abri ouvert aux quatre vents de ce printemps automnal qui "descend à grand pas des collines voilées", j'ai le temps de m'enrhumer !
Le bus doit s'appeler "Désiré" ! Je compte bien le rebaptiser. Mais aujourd'hui, il s'est relooké aux couleurs nationales. Un grand drapeau flotte sur le coté du pare-brise, agité au gré du vent comme une voile sur un bateau. Je l'aperçois de loin attendant gentiment le feu vert. Puis il prend son élan et galamment se range contre le trottoir, ouvrant son portillon afin que je veuille bien franchir ses portes et m'installer sur un de ces sièges au-dessus du moteur...pour m'offrir un peu de réconfort et peut-être de la chaleur humaine !?  

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